Il y a dans le travail de Jacques Grison un legs et un projet. Ce qu’il voit et ressent en parcourant les champs de bataille le fait traverser des temps indissolublement accolés, celui d’une histoire dévastatrice, invisible et présente et cet autre venu de l’enfance, de jeux partagés avec d’autres enfants, cherchant dans la terre quelques trésors d’abord connus comme des trouvailles avant de devenir des reliques, des signes de vie ramenant à la mémoire les rares récits de son grand-père maternel revenu de l’horreur sans pouvoir jamais s’en détacher, sans pouvoir jamais trouver la paix. Comment transmettre cela, ce silence qui pénètre davantage que le plus grand froid, ces « paysages avec figures absentes » * paysages post-mortem plus habités qu’un secret, paysages où tout semble faire signe et trace?
Comment faire cela et dire la construction de soi, une terrible proximité étrange et familière, le singulier d’un être, son enracinement et son espérance accrochés aux majuscules de l’Histoire ? Comment le dire sans faillir, comme le ferait un témoin intempestif qui croirait porter une vérité, hausserait le ton et détonnerait, tombant sans décence dans l’esthétisation et le pathos ?
Jacques Grison ne s’y trompe pas. Ce qu’il possède, s’il doit le transmettre, apparaîtra dans son temps, mêlant diachronie et rémanence, tressant un récit hors des romans nationaux, des héroïsations et des célébrations. L’exercice de distanciation propre à la dramaturgie brechtienne sera ici accompli pour nous donner à voir et à percevoir.
Quoi ?
L’invisible,
l’indicible,
l’irréparable.
Ils seront les composants de ce paysage de soi et d’un être collectif, de ce pays-visage de gueules cassées, d’une masse ossifiée retenue dans une architecture de sacre ou fondue dans un humus- humanus nourrissant un paysage d’après guerre. À Nagasaki, Matsumoto Elichi a pris une photogra-phie saisissante dans les décombres d’une base militaire, après l’explosion atomique : les corps ont disparu, mais l’ombre fantomatique d’une échelle est restée, fixée sur un mur ; trace de la trace. Jacques Grison porte une ombre et la vit. […]